Sur les mobilisations de juin et juillet au Brésil – interview du sociologue Rui Braga

DSCN2672En juin, des mobilisations gigantesques ébranlaient le Brésil. Le pays s’embrasait suite à la répression brutale d’une manifestation contre l’augmentation du prix des transports publics par la Police Militaire de São Paulo. Le 20 juin, plus d’un million de manifestant-e-s descendaient dans les rues pour dénoncer le délabrement des services publics, les inégalités et la corruption. Le 22, la présidente Dilma Rousseff, acculée, annonçait un «pacte national» pour améliorer les services publics et réformer le système politique.

Les 11 juillet, les centrales syndicales entraient en scène. Elles organisaient une journée nationale de grève, revendiquant l’amélioration des services publics, la réduction de la journée de travail, la réforme agraire, la fin des privatisations et de la précarisation. Le Mouvement des paysans sans terre (MST), solidaire, bloquait des dizaines de routes à travers le pays.

Le quotidien conservateur O Estado de São Paulo 1 opposait le «manque d’adhésion de masse» à la journée syndicale, et son public «apathique» à la spontanéité et l’énergie de la «jeunesse» au mois de juin. Une analyse largement reprise dans la presse brésilienne.

Pour le sociologue Ruy Braga, professeur à l’Université de São Paulo, grévistes de juillet et manifestants de juin ont pourtant une matrice commune: l’insatisfaction de larges secteurs du salariat, sous-payés et précarisés par un développement économique prédateur. Entretien.

Qui sont ces manifestant-e-s qui ont secoué le Brésil?

Une enquête a été réalisée lors de la manifestation qui a réuni 300 000 personnes à Rio de Janeiro en juin. Résultat: la moyenne d’âge des manifestant-e-s était de 28 ans; 50% d’entre eux avaient un travail; 35% gagnait jusqu’à un salaire minimum; 65% jusqu’à trois salaires minimums. C’est le portrait des secteurs les moins organisés du salariat. Des travailleurs entrés sur le marché du travail ces dix dernières années, principalement dans le secteur des services. Ils sont mal payés, leurs conditions de travail sont très dures. Ils sont touchés de plein fouet par la dégradation des services publics, le manque de transport, l’explosion du coût de la vie et des loyers.

Les mobilisations du 11 juillet ont eu un caractère plus classique. Elles étaient convoquées par les centrales syndicales liées au gouvernement et celles de l’opposition. Leur impact auprès de secteurs ouvriers plus traditionnels a été important, en termes d’heures non-travaillées, de routes bloquées, d’entreprises arrêtées. Entre 4 et 5 millions de travailleurs ont été concernés. Cela indique que la classe ouvrière est insatisfaite et veut se joindre aux manifestations.

Les études notent pourtant une réduction des inégalités

La croissance économique des années 2000, accompagnée de la création d’emplois dans le secteur formel et d’une augmentation régulière du salaire minimum, a eu pour conséquence une réduction des inégalités entre les revenus. Ce qui est un fait positif. Mais cette baisse se réalise à un rythme très lent, si on tient compte de l’ampleur des inégalités au Brésil.

Quel type d’emplois ont été créés dans les années 2000?

De 2003 à 2010, 2,1 million d’emplois par année ont été créés dans le secteur formel. 70% de ces emplois se concentrent dans le secteur de services. La création d’emplois formels est positive: elle augmente la protection des salarié-e-s, qui sont couverts par le droit du travail et les assurances sociales.

Mais ce sont des millions d’emplois sous-rémunérés qui ont été créés. 95% d’entre eux paient jusqu’à 1,5 salaire minimum, donc environ 1000 reais par mois. Une majorité de ces emplois sont occupés par des travailleurs noirs ou métis, 69% par des femmes. L’essort de l’industrie des Call Centers, qui a augmenté de 20% par année entre 2005 et 2009 à São Paulo, est un exemple. Comme l’augmentation du nombre d’employées de maison, passées de 5,6 à 7,2 millions dans le

pays entre 2002 et 2010.

Qu’en est-il du travail informel?

Il reste un élément structurel de l’économie et représente plus de 40% des emplois totaux. Depuis 2010, il y a un ralentissement de la dynamique de création d’emplois formels. Conséquence: de nombreux jeunes à la recherche d’un premier emploi migrent vers le secteur informel.

Et les conditions de travail?

Ces dix dernières années, il y a eu une claire détérioration des conditions de travail: la sous-traitance dans les entreprises augmente, ce qui augmente la précarité de l’emploi; la flexibilité de la journée de travail, le nombre d’accidents de travail et de maladies liées au travail sont aussi montés en flèche. Cela montre l’aspect prédateur du développement économique en vigueur.

Quelles sont les caractéristiques de ce développement économique?

Cinq grands moteurs tirent l’économie brésilienne: d’abord, les banques et l’industrie financière; ensuite, les secteur de l’agronégoce, de la construction civile, de la minération et l’industrie pétrolière. Des activités qui, à l’exception du pétrole, reposent sur des emplois peu ou pas qualifiés.

Globalement, les secteurs rentiers et exportateurs de commodities (pétrole, soja, minerai de fer, dont le prix est fixé par le marché international) se sont renforcés au détriment de l’industrie de transformation, qui abrite les emplois les mieux rémunérés. Cela place le Brésil dans une situation toujours plus dépendante au sein de l’économie globalisée.

L’introuvable «nouvelle classe moyenne»

Le 19 juin 2013, le chercheur Jean Hébrard décrivait au quotidien Le Monde les manifestants brésiliens comme une «nouvelle classe moyenne», «à l’aise dans la vie, plutôt bien instruite». Pour Ruy Braga, la description est trompeuse. «Nous n’avons pas assisté à la création d’une nouvelle classe moyenne, mais à une transformation de la classe travailleuse, avec la création d’une masse d’emplois au bas de la pyramide salariale.»

Le salaire minimum se situe à 678 reais (environ 300 francs suisses) au Brésil. Selon les calculs du Dieese, l’institut de recherche des syndicats brésiliens, il aurait dû se monter à 2860 reais en juin 2013 pour couvrir les besoins de base d’une famille de quatre personnes. Selon le Dieese, le revenu moyen mensuel d’un travailleur brésilien se situait, en avril 2013, à 1588 reais.

Le Brésil fait partie de 12 pays les plus inégalitaires au monde 2.

La dette avant les revendications

Confrontée à une levée de boucliers venue du Parlement – y compris de son propre parti, le PT (Parti des Travailleurs), Dilma Rousseff a dû mettre sa proposition de réforme politique au placard. Elle a tout de même annoncé quelques mesures concrètes pour calmer la rue: investissements dans les transports, engagement de médecins – y compris étrangers – pour pallier à la pénurie dans les régions périphériques, octroi d’une partie des recettes de l’exploitation des nouveaux gisements de pétrole en eaux profondes (pré-sal) au budget de l’éducation.

Mais elles restent limitées par un puissant carcant. Fin juillet, le ministre de l’économie, Guido Mantega, annonçait une coupe de dix milliards dans le budget fédéral en 2013. Le signal était clair: le paiement du service de la dette continue à passer avant les services publics. En 2012, il engloutissait 47% du budget fédéral, contre 3,98% pour la santé et 3,14% pour l’éducation.

Pendant ce temps, des mobilisations continuent à éclore. Plus réduites, elles ont des thématiques diverses: à Rio, des manifestations répétées exigent la démission du gouverneur Sergio Cabral (PMDB, Parti du mouvement démocratique brésilien), accusé de corruption et dénoncé pour la violence avec laquelle il traite les mouvements sociaux; des manifestations de solidarité ont éclaté à São Paulo; le 23 juillet, des membres d’une communauté pauvre occupaient le conseil municipal de São Luiz (capitale de l’Etat du Maranhão, Nord du pays); à Sergipe (Nord-Est), des mobilisations continuent à exiger une baisse du coût des transports publics, etc. Le 30 août, les syndicats et le MST préparent une nouvelle journée de «paralysation nationale». GZ

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s