«Le peuple brésilien ne se reconnaît plus dans ce système politico-électoral»

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Le second tour de la présidentielle opposera Dilma Rousseff à Aécio Neves. Peu avant le premier tour, Alexandre Conceição, membre de la direction nationale du Mouvement des Sans Terre, nous éclairait sur le contexte social qui sous-tend cette dispute électorale.

Les deux candidats mènent campagne dans un contexte de forte méfiance envers le système politique, exprimée lors des mobilisations de juin 2013 et confirmée par le plus haut taux d’abstentions et de votes nuls depuis 1998. Comme le souligne Alexandre Conceição, membre de la direction nationale du Mouvement des Sans-Terre, qui a répondu par écrit à nos questions avant le premier tour des votations, «le peuple brésilien ne se reconnaît plus dans ce système politico-électoral.» Si le MST n’appuie traditionnellement pas directement de candidat à la présidence, le journal Brasil de Fato, lié au MST et aux mouvements sociaux, appelle cette semaine à voter Dilma «pour stopper la réaction néolibérale.»

 

Quel regard le MST porte-t-il sur l’élection présidentielle en cours?

Alexandre Conceição – Il existe bien entendu des différences entre les trois principaux candidat-e-s à la présidence. Mais il y a longtemps que le niveau du débat électoral au Brésil est très faible: les candidat-e-s ne présentent, de fait, aucun projet de société pour le Brésil. Le débat se réduit à de simples accusations et promesses, sans base solide et sans aucune proposition d’un projet social à moyen terme. Les grands moyens de communication ont une responsabilité dans cet état de fait, car ce sont eux qui orchestrent les débats. Et discuter les problèmes structurels du pays ne les intéresse pas.

Quelle est la position du MST sur les candidat-e-s en présence?

Tout d’abord, le MST n’appuie pas, et n’a jamais appuyé aucun candidat à la présidence de la république. C’est un des principes du mouvement, afin de préserver son autonomie face à un gouvernement ou un parti, quels qu’ils soient. Cependant, il faut noter qu’aussi bien les candidatures d’Aécio [Neves] que de Marina [Silva] représentent le retour à un modèle économique néolibéral des années 90: diminution du rôle de l’Etat dans l’économie, politiques de compression des salaires, augmentation du chômage et des taux d’intérêt. C’est très clair quand ils défendent leurs propositions de flexibiliser les lois de protection des travailleurs et d’accorder l’autonomie de la Banque Centrale, laissant au marché le contrôle du taux de change et du taux d’intérêts directeur. Sans parler d’une éventuelle privatisation de Petrobras. Marina Silva a mené campagne autour du mot d’ordre d’une «nouvelle politique» et a réussi à dialoguer avec une partie de la population insatisfaite. Mais son programme économique était d’inspiration néolibérale. Aécio Neves, lui, représente un danger direct pour les mouvements sociaux, avec l’augmentation de la violence et de la criminalisation de ces derniers. Dilma Rousseff, de son côté, continuerait à mener une politique que nous appelons «néo-développementiste», qui se résume à donner à l’Etat le rôle de stimulateur de l’économie, en mettant d’énormes sources de crédit à disposition de secteurs privés, via la Banque nationale de développement économique et social (BNDES).

Le MST a publié, début septembre, une lettre ouverte aux candidat-e-s à l’élection présidentielle et aux postes de gouverneurs dans les Etats. Quelles sont ses revendications?

Nous avons tout d’abord des revendications spécifiques: nous exigeons la réforme agraire, la démocratisation de l’accès à la terre et une rupture avec le modèle de l’agronégoce, basé sur la concentration des terres et la production intensive de monocultures destinées à l’exportation.

Ensuite, nous mettons en avant la question d’une réforme politique. C’était la principale revendication des mouvements sociaux cette année. Du 1er au 7 septembre, nous avons réalisé un gigantesque plébiscite populaire en faveur d’une Assemblée Constituante exclusive, qui aurait pour tâche de modifier le système politique. L’objectif était de consulter la population pour savoir si elle voulait, oui ou non, modifier le système politique. Nous avons pris cette initiative car le peuple brésilien ne se reconnaît plus dans ce système politico-électoral. Notre Congrès ne représente pas la société brésilienne, et la population veut des changements.

Quel a été l’impact du plébiscite en faveur d’une réforme politique?

Ce plébiscite était une tentative des organisations de la classe travailleuse de dialoguer avec les manifestant-e-s de juin passé, qui étaient descendus par millions dans les rues du pays. Sur le fond, ces manifestations représentaient – avec raison – une révolte et un scepticisme profonds face à l’actuel système politique.

Au niveau des résultats, le plébiscite a été une grande victoire pour les mouvements populaires. Tous les résultats n’ont pas encore été épluchés, mais nous pouvons déjà estimer que près de 8 millions de personnes ont voté en faveur d’une Assemblée Constituante chargée de réformer le système politique. Le Plébiscite populaire n’a pas de pouvoir juridique, mais il représente une grande force politique. Grâce à lui, nous pouvons thématiser la nécessité de changer les règles du jeu. Et nous avons, y compris, un impact sur le débat électoral. Tous les candidats parlent de la réforme du système politique. Ce thème va être au centre du débat politique dans la prochaine période.

«La lutte sociale devra s’approfondir»

Lors de son dernier Congrès national, le MST a dénoncé la paralysie de la réforme agraire dans le pays. Comment l’expliquer, après douze ans de gouvernement dirigé par le PT?

Alexandre Conceição – Je vais tenter de souligner deux éléments cruciaux. D’une part, le gouvernement est complètement prisonnier de la «bancada ruralista», le plus grand lobby représenté au Congrès national, avec 162 députés et 11 sénateurs à la solde des grandes propriétaires terriens et des multinationales de l’agronégoce. Ce groupe d’intérêts arrive à obtenir gain de cause sur toutes ses propositions, même quand elles sont inconstitutionnelles: ces dernières années, ils ont réussi à étrangler le Code forestier [Loi protégeant l’environnement et limitant la déforestation, révisée en 2012, Note de la rédaction], assouplissement du projet de Loi sur le travail esclave, reculs sur la loi garantissant la démarcation des terres indigènes, création d’une commission spéciale pour faciliter l’autorisation de nouveaux produits agro-toxiques, et autorisation de la commercialisation de nouvelles semences transgéniques… Toutes ces propositions victorieuses relèvent exclusivement des intérêts particuliers du secteur des ruralistes. La «bancada ruralista» est un véritable cancer pour le peuple brésilien.

D’autre part, il faut souligner l’illusion que le gouvernement maintient vis-à-vis du secteur de l’agronégoce. Les grandes exportations de commodities réalisées par ce secteur permettent au gouvernement de maintenir un excédent budgétaire primaire. Cela lui permet de repasser ces ressources au secteur financier, à travers le paiement d’intérêts et du service de la dette publique, ce qui est lamentable.

 

Comment faire pour changer cette situation, quand les principaux candidats affichent leurs liens avec le secteur de l’agronégoce?

Les jours de l’agronégoce sont comptés. Ce modèle économique est insoutenable. Il suffit que la Chine arrête d’acheter du soja au Brésil pour qu’il fasse faillite du jour au lendemain.

En attendant, nous continuerons à lutter pour une réforme agraire populaire et à dénoncer les maux de l’agronégoce. Et continuerons à faire pression sur le gouvernement, quel qu’il soit, pour qu’il réponde aux revendications de la population paysanne. Indépendamment de qui se retrouvera au gouvernement, il n’y aura aucun changement structurel au Brésil tant que se maintiendra ce système politique: il n’y aura ni réforme agraire, ni urbaine, ni de l’éducation ou de la santé.

Nous comptons donc beaucoup sur la réforme du système politique par une Assemblée constituante. C’est pour cela que la lutte sociale devra s’approfondir dans la prochaine période: modifier le système politique signifierait agir sur le cœur de la question. C’est ce que la bourgeoisie brésilienne craint le plus, car c’est là qu’elle garantit son pouvoir politique et économique.

 

Quelles sont les perspectives de la lutte pour la réforme agraire au Brésil?

Ces derniers mois, nous avons réalisé deux occupations massives de grandes propriétés, réunissant plus de trois mille familles chacune. C’est peut-être un signal que la lutte pour la terre va revenir au centre des débats de la société brésilienne. D’autant plus que, peu à peu, le système de l’agronégoce montre ses fragilités: il a été le seul secteur économique à licencier plus qu’il ne créait d’emplois de 2007 à 2013. Selon le Ministère du travail, le solde négatif est de 15,7 mille postes de travail pour cette période. La mécanisation des activités agricoles et la crise subie par les secteurs du sucre et de l’éthanol en sont les principales causes. Le secteur de la canne-à-sucre a éliminé plus de 50 000 postes de travail durant cette période.

Interview: Guy Zurkinden

A paraître dans le journal Services Publics, 10 octobre 2014.

Pour le PT, l’élection la plus difficile depuis 2002

Dilma Rousseff, la présidente sortante (PT, Parti des travailleurs) a récolté 41,5% des voix au premier tour. À la tête d’une coalition de neuf partis, elle briguera un second mandat face à Aécio Neves, le candidat du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne, droite), crédité de 33,6% des voix. Marina Silva, la candidate-surprise du Parti socialiste brésilien (PSB), qui semblait bousculer la vieille opposition PT-PSDB, s’est contentée de la troisième place avec 21,3%. Elle a donné son appui à Aécio Neves au deuxième tour. Ce dernier, ancien gouverneur de l’Etat de Minas Gerais (Région Sud-Est du pays), jet-setteur issu d’une famille de propriétaires terriens, a le soutien des milieux financiers. Son résultat inespéré était salué par une hausse de 8% à la Bourse de São Paulo[1].

Identifié comme le candidat des riches, le néolibéral Aécio devrait avoir de la peine à inquiéter Dilma Rousseff, qui bénéfice d’un solide avantage dans les couches populaires et les régions Nord et Nord-Est, les plus pauvres. Les deux candidats ont été généreusement arrosés par les banques et les grandes entreprises de construction et de l’agronégoce[2]. Le PT affronte néanmoins sa présidentielle la plus difficile depuis la première élection du président Lula, en 2002. Le 5 octobre, il a aussi vu le nombre de ses élu-e-s à la Chambre des députés (législatif) baisser de 18,6%. GZ

[1] Estado de São Paulo, 7 octobre 2014.

[2] Estado de São Paulo, 15 septembre 2014.

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