Il y a quelques semaines, traversée de l’Etat du Pernambouc, état qui partage une frontière avec Sergipe. Plus de 2000 kilomètres de bus au compteur pour trois jours et quatre nuits de voyage, à l´occasion d´un travail réalisé sur les expériences d’éducation du Mouvement des Sans Terre dans cet état berceau des luttes paysannes au Brésil.
La « route de la réforme agraire »
L’occasion de visiter la « route de la réforme agraire », comme est appelé le tronçon reliant les villes de Santa Maria da Boa Vista et Petrolina, dans la région semi-aride de l’Etat, au bord du fleuve São Francisco. Le paysage y était autrefois dominé par des monocultures de fruits destinées à l’irrigation, propriétés de grandes entreprises brésiliennes et internationales (OAS, Etti, Varig, Brilhante, etc.). Au cours des années 90, les entreprises de fruticulture entrent en crise en raison de la baisse du prix des exportations sur le marché mondial. Les terres son laissées en friche. Le Mouvement des Sans Terre entre en jeu. Il commence à organiser les milliers de salarié-e-s agricoles qui survivaient jusqu´ici avec des salaires de misère. La première occupation réunit près de 2500 familles au mois d’août 1995. Elles devront affronter une réaction violente des propriétaires, qui engagent des hommes de main armés, les pistoleiros, pour intimider les occupant-e-s. Mais elles tiennent bon. Deux ans plus tard, elles arrachent une première victoire: l´Institut National de Colonisation et Réforme Agraire (INCRA) reconnaît à 220 familles le droit de cultiver la propriété occupée. Elles y fondent l´assentamento (communauté agricole) Safra (« récolte »).
Les conquêtes des Sans Terre vont se multiplier, et modifient peu à peu la physionomie de la région. Comme nous le résumait un dirigeant du MST, Adailton dos Santos: « Autrefois, il y avait ici seulement de la terre. Pas d´êtres humains. Maintenant nous avons une terre divisée entre de petits paysans, une production d´aliments tournée vers le marché intérieur, des écoles. » Qui parcourt aujourd´hui la « route de la réforme agraire » verra se succéder, sur des kilomètres, les petites maisons des assentamentos, entrecoupées de plantations – irriguées – de fruits de la passion, mangues, pastèques, haricots, maïs, manioc, goiave. Les personnes que nous y avons rencontrées sont unanimes: même si la vie reste remplie de défis – manque de soutien à la production, d´infrastructure, peu de postes de santé, etc. – la conquête de la terre a entraîné une profonde amélioration des conditions de vie.
Après la terre, les écoles
Dans la région, nous avons visité les écoles nées de la lutte du Mouvement des Sans Terre. La journée, elles accueillent les enfants qui étudient les neuf premières années du cycle d’enseignement fondamental (l’école obligatoire, en Suisse). Le soir, elles accueillent des dizaines d’agriculteurs et agricultrices qui, privés d’accès à l’éducation dans leur enfance, ont repris le chemin des études après avoir conquis un l0pin de terre. A l’image de Dona Júlia. À 48 ans, l´habitante de l´assentamento Safra espère conclure, dans deux ans, le deuxième cycle (« ensino médio« ). Ou de Seu José, 60 ans, qui vient de terminer l’école obligatoire et a entamé le second cycle. Avant de rejoindre l’assentamento Nossa Senhora da Conceição, situé à une dizaine de kilomètres de la ville de Santa Maria da Boa Vista, Seu José travaillait comme métayer. Son dur labeur lui donnait à peine de quoi survivre. L’école, il n’avait pas pu la fréquenter, il n’y avait pas de transport pour s’y rendre. Aujourd’hui, Seu José cultive une terre qui est sienne, et envisage d’entrer à l’université.
Comme le souligne Rubneuza Leandro, membre de la direction du secteur d’éducation du MST dans l´état du Pernambouc, « Tout cela est fruit de notre lutte. Rapidement, le MST s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de rompre les barrières de la propriété de la terre, mais aussi celle de l’analphabétisme et de l’exclusion scolaire. » Selon l’enquête annuelle réalisée auprès des ménages brésiliens par l’Institut de géographie et statistique (IBGE), 61,80% des jeunes des régions rurales n’avaient pas conclu l’école obligatoire en 2006 (MEC, 2010). Après des années de lutte, et un remarquable travail d’alphabétisation réalisé sous les bâches des campements dans tout le Brésil, le MST a arraché des programmes d’éducation spécialement dédiés à ces millions de jeunes et adultes exclus du système éducationnel. Sous la forme de cours du soir, organisés en grande partie par les mouvements sociaux, ces derniers contribuent à effacer en partie le lourd passif éducationnel subi par les travailleurs ruraux.
32,5 mille écoles fermées
La lutte est loin d’être terminée. Dans l´Etat du Pernambouc, 2014 a commencé avec une pluie de fermetures d´écoles rurales. Il s’agit d’une tendance de fond: au cours des dix dernières années, 32,5 mille écoles ont été fermées dans les campagnes brésiliennes. Fruit de la pression à la baisse des coûts exercée par les préfectures (en charge de l´enseignement du premier cycle). Mais aussi de l´avancée des firmes de l’agronégoce, qui veulent entasser la population rurale dans les centres urbains pour faire place aux monocultures destinées au marché mondial. En 2012, après une baisse durant quinze années consécutives, l´IBGE mesurait une augmentation du taux d`analphabétisme dans le Nord-est brésilien (17,4%).