«Ce Congrès va marquer un tournant pour notre organisation.» Pour João Paulo Rodrigues, dirigeant national du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST), le sixième Congrès national du MST a remporté son pari. Du 10 au 14 février derniers, il réunissait 15 000 paysans à Brasilia, pour débattre de l’avenir d’un des plus importants mouvements sociaux d’Amérique latine.
L’émotion était grande lors de la cérémonie (Mística) d’ouverture. 1500 militant-e-s y retraçaient, par la danse, la musique et le théâtre, trente années de lutte pour la réforme agraire: trente années passées à occuper de grandes propriétés improductives; à résister face à la terrible répression des classes dominantes; et à produire sur les terres conquises.
Du passé, vers l’avenir
Plus que commémorer le passé, le Congrès du MST l’interrogeait pour se projeter vers un avenir loin d’être simple. Le Parti des Travailleurs (PT), au gouvernement depuis 2003, a développé les programmes d’assistance sociale mais abandonné la réforme agraire, une de ses bannières historiques. Depuis quelques années, la concentration des terres – une des plus élevées au monde – augmente encore. Les entreprises transnationales de l’agronégoce, alliées aux grands propriétaires terriens locaux, s’approprient les meilleurs terres pour y planter leurs monocultures de soja, d’eucalyptus ou de canne-à-sucre. L’expropriation des petits paysans et des communautés traditionnelles s’accélère, l’exode rural augmente. Pour les quatre millions de Sans Terre que compte le Brésil, le rêve de cultiver un lopin de terre s´éloigne. Du côté des mouvements sociaux, la mobilisation se fait difficile. Depuis 2004, le nombre d’occupations de terres est en baisse.
Mais la messe est loin d’être dite. Pour João Pedro Stedile, leader historique du MST, l’hégémonie de l’agronégoce sur l’agriculture brasilienne est temporaire. «Ce mode de production va succomber sous ses propres contradictions: il est complètement dépendant du marché mondial, ne crée pas d’emplois et détruit l’environnement et la santé des travailleurs. Dans quelques années, il y aura tellement de terres à occuper que nous devrons choisir!» tonnait Stedile devant 15000 militant-e-s déchaîné-e-s.
Construire un bloc social
«Notre mission est de produire des aliments sains, à prix abordables, pour les travailleurs de la ville», résumait Stedile. «Mais seul un large bloc social pourra imposer une réforme agraire populaire face à l’avancée du capital sur nos terres», rappelait le dirigeant. Ces dernières années, Sans Terre, petits paysans, quilombolas (communautés formées de descendants d’esclaves fugitifs), tribus indigènes et syndicats des travailleurs ruraux ont resserré leurs luttes. Pour être victorieux, ils devront gagner l’appui des travailleurs des villes, qui concentrent aujourd’hui 80% de la population du pays. Pour avancer dans cette direction, le MST avait invité une large palette d’organisations populaires et syndicales, mais aussi d’intellectuels, à débattre avec ses militant-e-s à Brasilia. Signal important: une représentante du Mouvement Passe Livre (MPL, à l’origine des grandes mobilisations de juin 2013) participait à la table ronde organisée sur le thème des défis posés à la classe ouvrière brésilienne.
Les potentiels soutiens politiques n’étaient pas oubliés. Le jeudi soir (13 février), un parterre de secteurs larges de la dite gauche brésilienne, allant de la Conférence Nationale des Eglises au PSTU (Parti socialiste des travailles unifiés), en passant par le secrétaire général de la présidence, Gilmar Carvalho (PT, Parti des Travailleurs) ou encore le gouverneur de l’Etat d’Amapá, Camilo Capiberibe (PSB, Parti socialiste brésilien), participait à un acte politique en faveur de la réforme agraire. Stedile les interpellait: «Il est temps, au-delà de nos divergences, qui sont normales, de s’unir en faveur de la réforme agraire populaire.»
Amplifier les luttes
Face à un gouvernement cul-et-chemise avec Katia Abreu [1], l’hégérie des latifundistes brésiliens, la nécessité de durcir la lutte plânait sur l’ensemble du Congrès. «Plus que tout, notre tâche est de lutter. Car c’est dans la lutte que le travailleur devient protagoniste de son histoire, qu’il se forme et qu’il transforme la société», plaidait Gilmar Mauro, membre de la coordination nationale du mouvement. Pour Jaime Amorim, dirigeant issu de l’Etat de Pernambouc (Nord-Est), l’heure est venue de reprendre le chemin des occupations massives: «Le MST est aujourd’hui présent dans plus de 1000 municipalités brésiliennes. Nous devons nous étendre aux plus de 3000 que compte le pays!»
Après les paroles, les actes. Jeudi 13 février, les 15 000 travailleurs ruraux réalisaient une gigantesque marche à travers la capitale. Devant le Palais présidentiel, la Police Militaire les accueillait à coups de matraques, gaz au poivre et tirs au Taser. Les manifestant-e-s ne reculaient pas. Ils déroulaient leurs banderoles devant les portes du Palais, puis y montaient leurs baraques de bois et de bâches, symbolisant les 200 000 familles attendant une terre dans des campements de fortune.
Le test du terrain
La pression allait payer. Le lendemain, pour la première fois depuis le début de sa présidence, Dilma Rousseff recevait une délégation du MST. À l’issue de la réunion, la présidente s’engageait à accélérer les désappropriations de grandes propriétés improductives. Reste à voir si ces promesses se conrétiseront: 2014 est une année électorale. Et, le jour de l’ouverture du Congrès des Sans Terre, la présidente posait dans une plantation de soja de l’Etat du Matto Grosso (centre du pays), célébrant la «victoire de l’agronégoce».
C’est sur le terrain que se joueront les prochains épisodes de la bataille. Le 14 février dernier, 15 000 délégué-e-s Sans Terre quittaient Brasilia en faisant voeu de donner un nouveau élan à leur lutte. Et de répandre, aux quatre coins des campagnes brésiliennes, leur nouveau mot d’ordre: «Lutter! Construire la Réforme Agraire populaire!»
Guy Zurkinden, Brasilia\Aracaju, février 2014 (paru dans le journal Services Publics, 7 février 2014)
La réforme agraire sera populaire
Les débats du sixième Congrès du MST scellaient une conviction: au Brésil, l’alliance entre grands propriétaires terriens, transnationales et gouvernement a enterré toute possibilité d’une réforme agraire classique – sur le modèle de celles adoptées en Europe au XXe siècle avec l’appui de secteurs de la bourgeoisie industrielle. C’est désormais une Réforme Agraire Populaire que revendique le MST: la redistribution des terres devra s’accompagner d’un nouveau modèle de développement pour les campagnes. Ses piliers seront: une production agricole adoptant les techniques de l’agroécologie, la création d’emplois par l’implantation d’agro-industries décentralisées, et la mise sur pied de services publics de qualité – notamment d’éducation et de santé. Pour le MST, la Réforme Agraire Populaire ne pourra être imposée que par une large mobilisation des classes travailleuses. GZ
[1] Grande propriétaire terrienne de l’Etat du Tocantins, sénatrice, présidente de la Conférence Nationale de l’Agriculture, consultée par la présidente Dilma Rousseff, Katia Abreu s’est affiliée en 2013 au Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB, membre de la base alliée du gouvernement).