Rien n’y a fait. Le 21 octobre dernier, le marteau tombait dans un hôtel de la zone Est de Rio de Janeiro. L’exploitation du champ pétrolier de Libra était attribuée à un consortium regroupant cinq poids lourds de la branche: l’entreprise brésilienne Petrobras (40%), l’anglo-hollandaise Shell (20%), la française Total (20%), les chinoises CNPC (10%) et CNOOC (10%).
Bras-de-fer
Situé à 170 kilomètres des côtes de Rio de Janeiro, le Libra est la plus grande réserve de pétrole découverte à ce jour au Brésil. Ses réserves sont estimées à 12 milliards de barils, soit 1,5 trillions de dollars. Le Libra fait partie du pré-sel, un immense gisement d’or noir qui s’étend sur 800 kilomètres, à 7000 mètres de la surface de la mer.
L’annonce de sa mise aux enchères avait déclenché une large fronde. Le 20 septembre dernier, plus de quatre-vingts syndicats et mouvements sociaux – appuyés par des techniciens et personnalités proches de Petrobras – écrivaient à la présidente pour lui demander son annulation. Les ressources du Libra doivent être consacrées au développement social et industriel du pays, argumentaient les opposant-e-s. Pour cela, impossible de faire confiance à des multinationales, intéressées uniquement à exporter le pétrole brut et encaisser les profits. Leur alternative: confier l’exploitation exclusive du Libra à la compagnie Petrobras, dont le gouvernement contrôle 47% des actions.
Dilma Rousseff faisait la sourde oreille. Selon elle, la vente du Libra était un «passeport pour le futur», qui allait «stimuler la chaîne productive et gérer des milliers d’emplois.» Sans compter que l’opération devrait rapporter, sur 35 ans, entre 300 et 700 milliards de reais [1] aux caisses de l’Etat, destinés à l’éducation et la santé [2]. Un argument loin de convaincre les opposant-e-s. Comme le soulignait Paulo Kliass, docteur en économie et spécialiste en politiques publiques: «Si c’est Petrobras qui exploite seule le gisement, les revenus à disposition du social seront plus élevés.» Pour Kliass, la privatisation de la gestion de cette ressource-clé risquait au contraire de «renforcer le Brésil dans un rôle subalterne d’exportateur de matières premières.»
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À l’approche de la date butoir du 21 octobre, les fronts se durcissaient. Ildo Sauer, ancien directeur auprès de Petrobras, dénonçait «la plus grande privatisation de l’histoire» [3]. Des mobilisations exigeant son annulation étaient organisées à travers tout le pays. Le 17 octobre, les travailleurs du pétrole entraient en grève. Appuyés par les mouvements paysans, dont le Mouvement des Sans Terre (MST), ils occupaient le Ministère des Mines et de l’Energie à Brasilia, dénonçant le «hold up de Libra». Le 21, une mobilisation était organisée à Rio de Janeiro, aux abords de l’hôtel qui abritait la mise aux enchères. Elle était durement réprimée par 1100 militaires mobilisés sur ordre de la présidente.
Résultat des courses: les cinq entreprises gagnantes pourront exploiter, sous la forme d’un consortium, les ressources du Libra durant 35 ans. Elles devront verser à l’Etat brésilien, d’entrée, un «bonus» de 15 milliards de dollars, puis 15% des recettes sous forme de royalties et 41,65% du pétrole extrait, déduction faite des coûts de production. Et pourront disposer librement du reste.
Le gouvernement affiche sa satisfaction. Selon la présidente Dilma Rousseff, l’accord assure aux entreprises privées des «profits significatifs, compatibles avec le risque encouru» [4]. Et garantit que près de 80% de la richesse générée par l’exploitation du pétrole restera dans le pays. Le chiffre est contesté par les opposant-e-s. Selon Fernando Siqueira, vice-président de l’Association des ingénieurs de Petrobras: «L’Etat brésilien ne gardera, au maximum, qu’entre 30 et 50% des revenus du pétrole, la plus grande partie sous forme d’argent. Le pétrole, qui est une ressource ultra-stratégique, restera dans les mains du consortium» [5]. Pour les syndicats et les mouvements sociaux, ce sont 60% des ressources du Libra qui ont été privatisés. Ils dénoncent la volte-face de Dilma Rousseff qui avait assuré, en octobre 2010, en pleine campagne électorale, que la privatisation des réserves du pré-sel «serait un crime.»
L’option du privé
Le débat ne se limite pas au pétrole. En août 2012, la présidente lançait son Plan d’investissement en logistique: 7,5 mille kilomètres de routes et 10 mille kilomètres de voies ferrées seront confiés à des entreprises privées, via des concessions. Les entreprises auront accès aux prêts publics, à taux préférentiel, de la Banque nationale de développement social (BNDES). Le retour sur investissement sera garanti par l’Etat. Un modèle semblable est appliqué, au pas de charge, dans les aéroports et les ports. Le gouvernement réfléchit même à privatiser son programme nucléaire [6].
Pour le ministre de l’économie, Guido Mantega, les concessions vont stimuler l’investissement et la croissance. Les mouvements sociaux dénoncent au contraire une politique de privatisation d’inspiration néolibérale. Dans la continuité de celle menée, entre 1995 et 2002, par le président Fernando Henrique Cardoso (PSDB, Parti de la social-démocratie brésilienne). Ils mettent le doigt sur un autre élément: cette année, le gouvernement va utiliser l’intégralité des recettes des concessions (dont celles du Libra) pour atteindre l’excédent budgétaire primaire (la différence entre recettes et dépenses, avant le service de la dette) qu’il s’est fixé [7]. Cet excédent primaire sera destiné au paiement des amortissements et intérêts de la dette publique – qui engloutit, chaque année, près de 45% du budget de l’Etat. Les investisseurs sont rassurés: l’option privatisante de Dilma Rousseff garantira leurs juteux revenus.