Dans quelques jours, un cri parcourera le pays, scandé par une marée de paysans coiffés de casquettes rouges: «La réforme agraire, tout de suite!» Des dizaines de milliers d’agriculteurs sans-terre multiplieront manifestations, blocages de routes et occupations, exigeant la division des terres dans un pays caractérisé depuis sa colonisation par leur concentration extrême.
D’avril… à décembre
Dans les campagnes brésiliennes, avril est «rouge» depuis le tristement célèbre massacre d’Eldorado de Carajas – le 17 avril 1996, 21 membres du Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) y tombaient sous les balles de la Police militaire de l’Etat du Pará (Nord du pays). Dix-sept ans plus tard, c’est un sentiment d’urgence qui dominera les manifestations: au sein du MST, mais aussi des autres organisations paysannes, s’installe la prise de conscience qu’une nouvelle impulsion est indispensable à la lutte pour la terre. Les mobilisations d’avril s’étendront donc… jusqu’à fin décembre. Des milliers de militant-e-s se relayeront toute l’année dans un campement national, installé le 5 mars dernier à proximité du Palais présidentiel de Brasilia.
La situation est critique: pour la réforme agraire, les deux premières années du gouvernement Dilma Rousseff ont été perdues. En 2012, seules 31 grandes propriétés ont été expropriées pour être redistribuées à des familles paysannes [1]. Le chiffre le plus faible des vingt dernières années, loin derrière le président néolibéral Fernando Henrique Cardoso (1995-2002). Pendant ce temps, 150 000 familles attendent une terre sous des bâches, sans eau ni électricité. Pour José («Zê») Roberto, dirigeant national du Mouvement des Sans Terre, «le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2003, a renoncé à s’attaquer aux latifundistes et à combattre l’inégale répartition des terres, une des causes structurelles de la pauvreté au Brésil.» Les statistiques officielles le confirment: la concentration de la terre augmente. En 2011, 1% de propriétaires contrôlaient 53% des domaines agricoles. Alors que 55% de la population rurale vivait sous le seuil de pauvreté, et que 4 millions de familles payxsannes ne possèdent pas de terre.
Sous des bâches, avec ou sans PT
Les 223 familles du campement Zumbi dos Palmares, proche d’Aracaju, la capitale de l’Etat de Sergipe (Nord-Est du pays), vivent cette situation dans leur chair: le 12 mars dernier, elles commémoraient seize années d’occupation de la fazenda (grande propriété) dite « Tingui ». Seize années passées dans des baraques coiffées d’un plastic noir, chauffées par un soleil de plomb, sous la menace constante d’une expulsion. Le propriétaire, un puissant latifundiste, laissait le terrain à l’abandon. Les occupant-e-s, par contre, y produisent des aliments, vendus jusque dans les marchés de la capitale. La loi est de leur côté: selon la Constitution, une terre laissée improductive doit être désappropriée. Mais les familles attendent toujours. Pour Gileno Damascena Silva, dirigeant du MST à Sergipe: «Ce campement illustre la situation. Après 16 années de lutte, dont 10 sous un gouvernement dirigé par le PT, rien ne bouge. La réforme agraire est bloquée.»
La majorité des familles complètent leur revenu avec les programmes d’assistance du gouvernement (bolsas). Mais, comme le souligne Dona Iraci, une des coordinatrices de l’occupation: «Les bolsas nous permettent de survivre. Nous, ce que nous voulons, c’est travailler une terre qui soit nôtre et gagner dignement notre vie.»
Pelé joue pour l’agronégoce
A quelques kilomètres, une mer verte domine le paysage: la canne-à-sucre. Pour Zê Roberto, c’est là que réside la clé du blocage: «Les gouvernements Lula et Dilma favorisent l’agronégoce, qui associe latifundistes, entreprises transnationales et capital financier, et est devenu un des piliers de l’économie brésilienne.» Le secteur pesait 41,2% du chiffre d’affaires des exportations brésiliennes en janvier 2013 [2]. Il est arrosé de crédits par le gouvernement: 185 milliards de reais pour la récolte 2012-2013, contre 18 milliards aux petits agriculteurs [3]. Son avancée est foudroyante: les monocultures de soja, maïs, canne à sucre et l’élevage de bétail concentrent déjà 85% des meilleures terres; à la télévision, Pelé leur tresse des louanges. La réforme agraire, elle, a disparu de l’agenda politique. Et les mouvements sociaux marquent le coup: «Il est plus compliqué de s’attaquer à une grande entreprise qui produit pour le marché mondial, avec l’appui de l’Etat et des médias, qu’à un latifundiste qui laisse ses terres à l’abandon.» Sans compter qu’une partie de la base sociale du MST est attirée par les sirènes du travail – précaire – dans la construction, sur les immenses chantiers qui se sont multipliés à travers le pays; une autre n’est pas insensible au changement de ton inauguré par Lula: de pestiférés, syndicats et organisations paysannes sont devenus des «interlocuteurs» du gouvernement.
Que faire?
Pour Zê Roberto, c’est une nouvelle période historique qui s’ouvre: «Le MST a été créé dans les années 80, porté par une montée des luttes sociales, dans les villes comme les campagnes, qui convergeaient dans le refus de la dictature militaire.» Le mouvement a marqué le pays et remporté des succès. Mais son objectif principal, une réforme agraire qui réduise les inégalités sociales, s’éloigne. Paradoxalement au moment où le PT, qui a émergé du même cycle de luttes, s’est hissé au gouvernement. Mais les temps et les acteurs sociaux changent. Il faut en prendre acte: «Nous devons trouver de nouvelles stratégies, sans perdre nos valeurs.» Le processus de rénovation est lancé. Les clameurs du «long avril» de 2013 retentiront jusqu’au 6e Congrès du MST, qui réunira 20000 de ses militant-e-s en janvier 2014 à Brasilia. Réussiront-elles à donner un nouveau souffle à la lutte pour la démocratisation de la terre – et donc de la société – au Brésil?